Site intercommunal >>

Ces ormeaux que l’on abat

En regardant ces énormes engins mécaniques envahir le quai et arracher les superbes ormeaux qui, depuis des décennies l’ombrageaient, on éprouvait un sentiment de tristesse. Plus jamais, nous reverrons le splendide décor de verdure que formaient, l’été, l’ampleur et la densité de leur feuillage.

C’est dans la grisaille d’un jour de décembre dernier qu’il a été procédé à cette opération. Comme tous ceux de leur espèce, nos ormeaux ont été frappés par le mal qui les détruit dans toute l’Europe. Il suffit de se promener dans diverses régions pour repérer les squelettes des ormes décédés. C’est l’infiniment petit qui, à la longue, a raison des plus gros, puisqu’un minuscule coléoptère en pondant ses œufs dans le bois des ormeaux, favorise l’introduction d’un champignon aux effets dévastateurs, et c’est ainsi que les ormes meurent.
Les nôtres ont été vraisemblablement plantés dans les années 1860, le quai venant d’être construit en 1956. Imaginez, amis lecteurs, ce lieu avant cette époque. C’étaient des terrains communaux qui descendaient jusqu’à la rivière et qui étaient surtout plantés de saules. On vendait tous les ans des « barres de saule » ce qui représentait un bien modeste revenu pour la commune. Dans une délibération du Conseil Municipal de 1853 – le maire étant M. Vaigny – il est question pour la 1ère fois de la construction de deux quais de part et d’autre du nouveau pont construit en 1832 (côté rive gauche de l’Arize). On peut y lire : « Considérant que les onze foires qui se tiennent à Daumazan deviennent de plus en plus importantes, que par cette augmentation les champs de foire des divers bestiaux sont insuffisants pour contenir le grand nombre qu’on y conduit, puisqu’on est obligé d’en placer dans les rues ( principalement les moutons), ce qui occasionne une infection insupportable et que, pour remédier à ces inconvénients, la commune possédant deux communaux d’un espace considérable, situés en amont et en aval du dit pont de l4arize, et n’ayant pas d’autres emplacements, ils pourront être destinés à des champs de foire en établissant un quai sur les deux parties, en commençant par celle qui est au dessus, sur la rive gauche de la rivière ».
Ces terrains d’alluvions furent donc comblés et, en 1956, le premier était terminé, sans le parapet qui sera construit plus tard.
Fait intéressant à signaler : un différend éclate durant ces années entre le village et le département. Il est longuement relaté et on sent à travers ces récits la combativité de nos ancêtres pour conserver le bien communal. Le département prétendait que les rives de l’Arize, là où l’on construirait les quais, lui appartenaient. Pour édifier le nouveau pont, la commune avait, en effet, donné le terrain (c’est-à-dire une partie des rives de l’Arize) où reposaient les deux têtes du nouveau pont. Mais ce don s’arrêtait là. Une longue procédure s’ensuivit qui n’empêcha pas le village de poursuivre ses travaux de construction des quais. On prend des hommes de lois de part et d’autre. On va même jusqu’au ministère de l’intérieur ! En janvier 1862, la commune peut enfin faire réformer l’arrêté s’appropriant indûment nos belles rives de l’Arize et rentrer dans ses droits de propriétaire.
C’est en 1858 que commencent les travaux du quai dit « du cimetière ». Au cours d’une séance du Conseil Municipal, le maire explique : « Messieurs, après m’être fait présenter l’état de la caisse communale, j’ai pu me convaincre que nous pouvions enfin commencer à mettre à exécution le projet que nous avions d’établir un second quai sur la rive gauche de l’Arize, en aval du pont neuf, le reliant avec le quai déjà établi sur la même rive en amont du même pont. Ce travail, d’un intérêt commun, que vous appréciez et que vous considérez tous comme le plus urgent du moment, puisqu’il doit à jamais préserver des eaux de l’Arize notre cimetière* qui, à chaque inondation, est menacé d’être emporté ». Une somme de 1000 F. est votée pour l’établissement des fondations.
Ces travaux s’étirent sur de longues années, la commune n’étant pas riche et, bien que le quai soit remblayé, ce n’est qu’en 1872 que l’on procède à la construction du mur de soutènement. Les deux quais, tels que nous les avons connus avant les travaux récents (avec parapet et abreuvoirs) sont achevés aux environs de 1880.
Nous voilà loin des ormeaux de notre temps ! Et pourtant, ce sont eux qui, me faisant rêver, m’ont conduite à rechercher l’histoire de ce coin de notre village. Les hommes qui ont transformé ces communaux riverains de l’Arize en belles esplanades avaient vu juste. Ils ont, dans une certaine mesure, rendu les inondations un peu moins dévastatrices car elles étaient alors un fléau bien plus terrible que celles que nous connaissons.
Les quais n’abritent plus nos petits cochons. Ils ont émigré au bout du Champ de Mars. De toute façon, il y en a bien peu de nos jours comparé à ce que l’on pouvait encore voir il y a un demi siècle, les jours de foire. A cette époque, le quai du vieux cimetière abritait toujours les porcs adultes tandis que les porcelets étaient vendus sur son vis à vis. C’est avec beaucoup d’attention, de prudence, de méfiance aussi que l’on choisirait celui qui serait soigné, bien nourri et qui, devenu confit et charcuterie, rendrait si goûteuses et odorantes nos braves soupes ariégeoises. On le « gardait » aussi sur les quais ! Parfois, les enfants, quelque démon les poussant, d’un coup de « bimou » bien placé les lançaient dans une course affolée ! Gare s’ils traversaient la route et s’égaraient. Combien de soufflets lancés d’une main preste ont rougi des joues….
Toujours à cette époque, on pouvait voir, les dimanches d’été, les femmes du voisinage, bien au frais sous les ormes, installées autour d’une petite table, jouer à la « pouro ». On risquait quelques sous que l’on tirait furtivement de la poche cachée sous le « coutillou » ou de celle du « débantaou » du dimanche.
Nos ormes ont dû entendre bien des propos grinçants lorsque certaines dames du village se disputaient les troupeaux d’oies ou de canards rentrant de la rivière. « Aquet es meou », « Nani es a jou ». Heureusement, les volatiles départageaient les adversaires en regagnant, à travers les petites rues du village, leurs domiciles respectifs que, d’instinct, ils connaissaient fort bien.

Autres temps, autres mœurs. Les quais sont maintenant, l’un témoin de passionnantes parties de pétanque sous les vieux platanes plantés en 1888 et l’autre est bien utile pour garer les voitures.
Mais l’espace tout nu de notre quai n’est pas bien joli à regarder. Il faut remplacer les ormeaux. Par quels arbres ? En tout cas par des essences poussant assez vite pour permettre aux daumazanais de retrouver bientôt un lieu de détente et de repos ombragé.

Lucette Carbonne

* le cimetière était situé à cette époque derrière l’église.