Un personnage
Jean Bertrand était un de ces personnages attachants qui a marqué l’enfance des plus anciens daumazanais.
Il fut adjoint au maire durant plusieurs mandats et il s’est acquitté de sa tache avec dévouement et une grande bonté. Il a été à la fois par sa simplicité et sa distinction, sa sensibilité, son sens de l’humour, ses connaissances qui étaient vastes, une figure très aimée des daumazanais de l’époque.
Le soir, à la veillée, le jour où les hommes avaient leur jour hebdomadaire (ou plutôt leur soirée), ils aimaient écouter ses récits, lui demander conseil sur leurs affaires, discourir avec lui sur leurs moissons, les vendanges, la qualité du vin, bref, tout ce qui était leur quotidien. Les clients, pensionnaires venus de loin ou familiers, trouvaient là beaucoup plus qu’un hôtel, une famille. Combien d’enfants ont été accueillis dans cette vieille maison, y ont trouvé la tendresse et y ont vécu des jours heureux qui ont constitué pour eux, devenus adultes, une moisson inestimable de souvenirs.
L’Hôtel
Un lieu
Il était une fois un petit village d’Ariège niché au coeur des collines, le long d’un modeste cours d’eau au débit irrégulier et cause de nombreuses inondations, dominé par un magnifique clocher du XVème siècle, dont les cloches berçaient le rythme de nos vies.
En son sein, un lieu animé, un peu l’âme du village, au milieu de la rue principale, le témoin immuable des efforts souffreteux du petit train qui, quelques années auparavant, vacillait pour monter la rampe du pont, après avoir déchargé ses passagers : l’hôtel Bertrand.
Une époque
C’était le temps où quelques maisons s’éclairaient encore à la lampe à pétrole, où le moine de braise chauffait le lit en hiver, où le village partagé par une rue, comme une ligne de démarcation, s’alimentait en eau à un puit ou à un autre, à coups de brocs, et de la même manière à une boulangerie, une boucherie ou à une autre, suivant un « partage des eaux » de quartiers, toujours respecté, où le cinéma ambulant une fois par semaine, le samedi soir, dans la salle du café de l’hôtel, enrichi des actualités de l’année précédente, rassemblait des habitants qui, les autres soirs, se réunissaient par petits groupes devant leur cheminée à la veillée.
C’était le temps où le petit Jeannot passait le soir dans les rues, à la tombée de la nuit, avec son tambour, pour annoncer sous un roulement de baguettes, un « avis » et un « autre avis » le passage d’un commerçant ambulant pour le lendemain, où le petit Pierre qui découvrait les quatre cents coups, n’était encore ni un grand garçon, ni un grand médecin, ou chez l’autre Jeannot du village, on cerclait les boites de pâté au milieu des chaînes de vélo.
C’était un peu après la guerre de 1940, dans les années cinquante, il y a à peine un peu plus d’un demi siècle.
Des personnages
Hauts en couleurs, ils étaient trois, des seigneurs de leur temps. Ils savaient tout, ils connaissaient tout, ils étaient tout.
Auprès d’eux, un enfant sans racine, petit et chétif, qui était là par hasard, du fait des conséquences d’une guerre qui commençait à devenir lointaine. Il constituait leur auditoire privilégié.
Autour d’eux, un village, tout un village, attentif et chaleureux, un village qui respirait à leur rythme.
Le premier était ingénieur en chef, retraité de la S.N.C.F., et avait fait carrière dans une grande ville.
Le second était commandant de carrière en retraite et venait du village voisin distant seulement de trois kilomètres.
Le troisième était l’hôte et le complice des deux premiers, officier de réserve et propriétaire de l’hôtel où il les recevait. (sa connaissance parfaite de l’anglais en avait fait pendant la guerre de 1914 un officier de liaison entre l’état major français et l’état major anglais)
Tous les trois avaient fait la guerre de 1914. Ils étaient partis du village et étaient revenus riches d’expériences et la tête pleine de souvenirs fantastiques.
Ils avaient en commun un âge vénérable, leurs connaissances du monde, le brio de leur intelligence, leur humour, leur talent de peintre pour deux d’entre eux, et un humanisme de leur temps enrichi d’un vécu exceptionnel ; en un mot, ils étaient investis de la confiance de leurs concitoyens et détenaient la sagesse.
Pour le village et l’enfant, ils étaient une mine d’or, une mine de rêves et de culture.
La veillée
Au fond de la salle du café de l’hôtel, les derniers joueurs de belote finissaient leur partie au son des douze coups de minuit.
Au milieu de la salle, près du poêle et du comptoir en bois surélevé, à colonnes, autour d’une table rectangulaire en marbre de style 1900, les trois personnages discutaient nonchalamment entre eux devant un petit verre de liqueur.
Leurs propos coulaient harmonieux comme la vie.
En face d’eux, accoudé sur le petit côté de la table rectangulaire, la tête entre ses mains, l’enfant attentif écoutait, les yeux et les oreilles pas assez ouverts.
Pourtant, les trois personnages ne semblaient pas spécialement s’adresser à lui, pas plus qu’aux autres personnes assises en un cercle à la fois lointain et respectueux, autour de la table, pour la plupart à califourchon sur leur chaise et parfaitement silencieux.
L’heure tardive aurait dû inciter tous ces braves gens à rentrer chez eux et l’enfant aurait dû dormir depuis longtemps.
Cependant, personne ne bougeait, car en cet instant même, moment ô combien exceptionnel, les trois personnages « racontaient le monde » et pour tous ceux qui étaient présents et qui, en ce temps là, n’avaient guère eu l’occasion de quitter le village, c’était l’heure des grands voyages dans le temps et dans l’espace.
Ils vagabondaient des plaines désertiques de l’Australie aux forêts et fleuves amazoniens. Ils déjeunaient avec les indiens du Venezuela et soupaient avec le général Custer. Ils étaient présents au traité de paix négocié par David Crocket avec les commences, et avaient participé au sauvetage d’un train de réfugiés belges sous les bombardements allemands.
Oh, rien de Tartarin de Tarascon dans ces récits là. Non, un simple témoignage riche en couleurs. Les trois conteurs n’étaient pas les héros de l’histoire, mais de simples témoins, rarement des participants, si ce n’était pour les phases guerrières qui avaient pû être les leurs pendant la guerre.
Mais dans l’épopée, le descriptif, les circonstances, tout y était, plus vrai que nature ; l’histoire, la géographie, les hommes, la vie, la mort, la civilisation, l’évolution des genres, et surtout un enseignement de la vie exceptionnel.
D’ailleurs, personne ne s’y trompait et ces veillées, souvent renouvelées et toujours aussi riches, se terminaient en douceur, comme un feu qui s’éteint, comme si l’auditoire n’existait pas et n’était pas concerné, comme si l’enfant n’était pas là, lui qui jamais ne s’endormait avant que les trois complices ne décident de mettre fin à ces moments d’une intensité exceptionnelle et qui, de temps en temps, seul, osait poser quelques questions sur la découverte du Canada par les trappeurs français ou les coutumes des grands chefs indiens.
Les trois amis discouraient entre eux, de leur position privilégiée de témoins, enrichissant l’un l’autre le récit qui ne semblait jamais s’adresser qu’à eux-mêmes, coulant et rebondissant comme le torrent qui donne naissance à l’Arize, si loin de là, et le plus naturellement et le plus gentiment du monde.
Que d ’émotions pour tous ceux qui avaient la chance d’être là.
Une leçon riche d’enseignements
Ce n’est que beaucoup plus tard, devenu adulte, que l’enfant à qui les trois amis, entre temps disparus chacun à leur tour, ne semblaient jamais s’adresser, comprit enfin qu’il avait été leur complice, lui qui était séparé d’eux par plusieurs générations, et qui avait été leur auditoire et leur interlocuteur parfaitement choisi, leur petit ami et à son tour, le témoin d’une histoire et d’une autre époque.
Vous l’avez deviné, témoin privilégié de ces instants merveilleux, j’étais l’enfant qui a pris ses racines à l’hôtel Bertrand, grâce à ces amis d’un autre temps, dans un village fantastique que je ne nommerai pas pour qu’il ne soit pas découvert et qu’il conserve charme et mystère, que dis – je un village, plus qu’un village, une famille et une humanité.
Conclusion
Aujourd’hui, signe de notre temps, lorsque je passe en avion, pour les nécessités d’une autre vie, probablement conditionnée par la première, au dessus des Pyrénées, vers des destinations lointaines, par le hublot, au milieu des nuages et d’une hauteur qui me rapproche encore plus de mes amis, j’aperçois toujours l’ l’hôtel Bertrand où j’ai « appris le monde », auberge d’un petit village d’Ariège, niché au cœur des collines, le long d’un modeste cours d’eau au débit irrégulier, dominé par un magnifique clocher du 15ème siècle, dont les cloches bercent toujours le rythme de la vie et dont je tairai le nom…
Signature : Sur mon passeport figure la mention
« Il n’est pas né là bas mais il aurait pu, car une partie de son cœur y est restée. »
Les lotos d’antan
Les mois d’hiver ramènent, selon la tradition, la saison du loto. Ce jeu qui s’est considérablement développé dans nos régions du Midi était, jadis, la grande distraction de l’hiver dans nos villages, qui au demeurant, n’en comptaient que fort peu.
Seuls les lotos de nos petits villages ressemblent encore un peu à ceux de jadis. On y vient pour le plaisir d’être ensemble, gens de la même société ou du même village.
Lucette Carbonne (19 - ...) raconte ces lotos de jadis :
« Je me souviens des lotos de mon enfance. Ils avaient lieu seulement le dimanche soir au café Bertrand, maison de grande réputation. Une bonne chaleur régnait dans la salle qui émanait autant du gros poêle noir qui y trônait que de l’accueil courtois du maître de maison à qui je ne puis m’empêcher de rendre l’hommage qui lui est dû, tant il fut par sa bonté, son intelligence et sa sensibilité, une grande figure daumazanaise. »
« Les joueurs se rassemblaient autour des tables devant des verres remplis de vin chaud fumant qui embaumait les épices. Mon grand – père, dit « le Pitou » « chantait » le loto, en patois, bien entendu. Il émaillait les formules traditionnelles comme : le 7, la Picorlo (la pioche) ; le 22, la eïro à Saint-Ybars (la fête à Saint Ybars) ; le 33, les deus boussuts (les deux bossus) ; etc...- j’en oublie et des meilleures- de commentaires qui mettaient en joie l’assistance, « Marius », le cordonnier du village, ramassait le prix du carton( 1 ou 2 sous la partie, il me semble). Celui qui avait la première quine recevait la presque totalité des mises, un infime pourcentage étant prélevé pour le renouvellement des cartons. »
« Les soirées fastes, un lièvre ou une volaille enrichissaient le jeu. Quelle aubaine pour le gagnant. »