à cette époque où le printemps fleurit déjà les jardins de crocus, primevères, jonquilles ou violettes, et pousse un hiver qui n’en finit pas de durer, que les daumazanais ont inauguré le 2 mars le nouvel emplacement de leur foire mensuelle.
Ce changement, promis longtemps, était rendu nécessaire par l’accroissement du trafic sur la route départementale, entraînant des gênes pour la circulation et des risques pour les piétons.
Une organisation minutieuse, élaborée après concertation avec les forains concernés, a facilité la mise en place des divers commerces et, grâce aux aménagements effectués, les camions ont pu gagner sans difficulté les places qui leur étaient attribuées au Bastion et au Champ de Mars. Ces vastes promenades, dont les noms laissent à penser qu’elles ont servi à nos ancêtres pour leur protection - elles étaient situées au 17ème siècle et avant en dehors du mur d’enceinte du village - sont maintenant occupées bien pacifiquement.
Beaucoup de monde, malgré le froid, circulait aisément entre les rangées d’étalages. Commerçants et acheteurs interrogés se déclaraient satisfaits des nouvelles dispositions. Les groupes habituels d’agriculteurs du village et des alentours s’étaient spontanément reconstitués et les conversations allaient bon train. Peut - être évoquaient - ils l’époque où la foire était le grand évènement du village tous les premiers vendredis du mois. L’automobile ne régnait pas encore totalement et les moyens de transport étaient « la jardinière » que tirait le cheval et… la marche à pied.
La foire était alors le rendez vous du commerce régional. Acheteurs et vendeurs affluaient des villages voisins. Les agriculteurs menaient leur troupeau jusqu’au Champ de Mars envahi de bêtes à cornes où dominait le bœuf gascon. Là, sous les platanes séculaires, devant un auditoire intéressé et attentif, se déroulait la classique comédie de la vente. Que de palabres, de gestes, de ruses déployées, de fausses et vraies colères avant la conclusion du marché.
Les maquignons, revêtus de l’ample blouse bleue sombre qui cachait le portefeuille bien rebondi, coiffés de la « topo » ou du feutre plat des dimanches repartaient, affaires faites, laissant le soin de conduire les bêtes à leurs « toucadous ». Eux, allaient avec quelques compères terminer la foire dans un des cafés - restaurants.
J’ai pu être témoin, dans mon enfance, de la plus grande activité qui régnait ce jour là au café Bertrand. Dans la cuisine, les femmes rougies par le grand feu de cheminée et la chaleur du fourneau s’affairaient. Dès huit heures du matin, la salle se remplissait de paysans affamés qui, partis de nuit, avaient parcouru, à pied, derrière leur bétail, un bon nombre de kilomètres. On s’installait pour « lé pétit déjuna » devant le bouillon, le bouilli, la daube et les haricots. Ah, les solides estomacs ariégeois ! Confortablement lesté, on se sentait fort pour mener à bien le difficile négoce que l’on était venu traiter.
C’était ensuite les repas de midi et bien des jeunes serveuses d’un jour, devenues maintenant des dames du 3ème âge, se souviennent de la cohue, du brouhaha, des appels des clients impatients, des apostrophes en patois bien sûr, qui fusaient d’une table à l’autre. On venait aussi « per brespaillia ». Là, c’était le rôti, la saucisse grillée et on entendait demander « un bifteck de bédet ». Les repas se terminaient sur un maza (café) arrosé d’orgeat ou d’ « aÏgordent ». Le bon vin de la Canaou animait les repas et, bien souvent, le soir, c’était le cheval qui ramenait tranquillement la « jardinière » et son voyageur endormi à bon port.
A l’époque, la mairie donnait la foire en adjudication. Je me souviens d’avoir vu, à travers la foire, officier M. Rodolphe Inquembert. Très digne, il ornait d’un léger trait de peinture blanche les paniers d’œufs, les corbeilles, les éventaires contenant les marchandises à vendre, attestant ainsi que le droit de place avait bien été acquitté.
La foire s’étendait sur tout le « Barri » (la route départementale), la Grand rue, le Bastion. Les marchands d’étoffes se tenaient à la Halle aux marchands, près du ruisseau. La halle aux grains abritait les sacs de blé, de maïs, d’avoine et les gens de Montfa y venaient, suivant les saisons, proposer leurs délicieux « froumajous » dans leur écrin de feuilles de châtaigniers, les « pérous » de la Saint Jean, cuits ou crus, les nèfles de novembre ( on attendait que la gelée les ait attendries), les châtaignes qui faisaient le régal des veillées d’hiver et les cèpes qui n’étaient alors que de modestes champignons.
Les quais de l’Arize étaient réservés aux porcs. On venait en famille choisir le pensionnaire que l’on soignerait et gaverait durant plusieurs mois avant de le sacrifier par un petit matin froid d’hiver.
Et les jeunes ? Que représentait pour eux la foire ? Les écoliers avaient congé l’après midi. Les mères en profitaient pour les vêtir. Mais quel bonheur de galoper entre les étalages, bousculant les passants dans des poursuites éperdues et surtout profitant de cette merveilleuse liberté qui est l’apanage et le bonheur d’une enfance campagnarde.
Les adolescents, eux, avaient le bal. Le bal chez Marie ! Avec quel plaisir on entrait - Les garçons après avoir versé une modeste obole à M.Tapie, dit « La Blanche » - dans cette salle basse, surchauffée, aux senteurs puissantes où quatre musiciens (clarinette, piston, basse et tambour) égrenaient les polkas, valses et mazurkas qui faisaient tourner et sautille les couples entassés. De temps à autre, on sortait respirer une bonne goulée d’air frais et on entrait avec ravissement, de nouveau dans la danse. Premiers émois dans les bras d’un galant !
Le soir, on allait assister à la gare à l’embarquement du bétail dans le petit train du Sud - Ouest dont la voie ferrée traversait le village. Quel spectacle ! Enfants turbulents, badauds s’y retrouvaient, regardant les « toucadous » pousser les bêtes dans les fourgons en les encourageant de vigoureux « ah ! ah ! Mascaret, Mulet, ah, ah ».
Les fermières remontaient dans leur métairie, chargées de l’épicerie payée avec l’argent frais des ventes d’œufs et de volailles. Il ne restait plus que dans les rues du village, redevenues tranquilles, que les cartons, papiers et autres témoins de cette journée de fête que balayait tranquillement l’employé municipal.
Et, pour clore cette journée, je ne manquerai pas de rappeler les mémorables séances de cinéma qui avaient lieu les soirs de foire chez Bertrand. La salle du café était remplie d’une assistance qui hurlait sa joie aux aventures burlesques de Charlot, Cotentin ou Biscot. Elle vibrait aux malheurs de la pauvre orpheline ou aux exploits pathétiques de Judex, redresseur de torts.
Et voilà ! Maintenant la foire ancienne est morte à jamais. Souhaitons un long succès à la nouvelle. Et n’oubliez pas !
« Qui va à la hiero sens argent, lebo lé nas et tourno - t - en ! »
Lucette Carbonne